Jade Steltzner Jade Steltzner

L’expérience du feu

par Jade Steltzner

Je prenais quelques notes sur la “Quema” tout en posant des questions à Jac avec le dictaphone qui enregistrait. On était en janvier, quelques jours après le deuxième feu. Je pensais à ces images prises en août puis celles de la semaine qui précédait, au début de la nouvelle année. J’avais aimé, encore une fois, l’évènement lié au feu, participer et être observatrice de son organisation, tant de détails la composait. Apparaissait la transformation de l’élément et de son utilité, ce que l’on arrivait à en faire aujourd’hui dans le jardin d’un réseau d’amis dans la vallée de Chamonix. 

Surtout, je sentais l’importance de le capturer. Il devenait une archive sur l’expérience du feu que je pouvais désormais ajouter à mon inventaire sur la nature, celui que je construis depuis que je photographie. J’aimais compléter les étagères imaginaires de ma bibliothèque mentale personnelle et ces séries de photographies s’y prêtaient. 

On était dans l’appartement de Jacqueline, les chiennes marchaient autour de la table de la salle à manger, se posaient sur le sol ou le canapé, elles nous regardaient, attentives ou dormantes. Les objets cuits prenaient place sur la table, plus ou moins une vingtaine de pièces parmi la collection. Elles étaient celles qui avaient cédé au feu, celles qui ne s’étaient pas brisées. Jac en attrapa une et fit résonner son alliance, le bruit signifiait qu’elle était idéalement cuite et que ce feu d’hiver avait été plus généreux que le feu précédent. Même si dans un grand saladier, non loin de la table, se trouvaient tous les morceaux qui n’avaient pas survécu à la cuisson. Jac en était totalement détachée, elle savait que cela faisait partie du jeu, elle en perdrait beaucoup pour maîtriser cette étape de la céramique. Elle l’avait spécifié à ses élèves, Heïdi et Iris qui prenaient place à leur première session aux côtés de Justina, notre hôte. 

Le savoir-faire de Jac m’intriguait et résonnait dans le vaste monde de l’artisanat. J’admirais au travers du travail de mon amie, l’effort du geste manuel, de la technique, des heures d’investissement et de recherches: le système de production des artisans, les compétences nécessaires à leur maîtrise. Au-delà de ça, mon amour et mon respect pour ce milieu difficile mais gratifiant, où chaque geste aboutit à quelque chose d’utile, un écho à l’encyclopédie de Diderot et cette multitude d’outils.

En cette journée de janvier, on participait à l’élaboration d’un feu primitif, une porte ouverte sur un art de faire contemporain et ancestral: la céramique et les fours. Mais la danse du feu avait des étapes, claires et précises, pour élaborer ce deuxième four à céramique fait maison. C’était déjà récolter du bois dans la vallée, du petit et du gros, l’implication des élèves de Jac et de son entourage pour l’acheminer à Argentière, terre de la communauté d’argentins vivant dans cette cuvette de mur de montagnes, cette fameuse vallée qui attira et attire tant de monde. En tout cas, assez de bois pour atteindre, elle l’espérait, 900 degrés. Puis creuser la veille dans la neige qui s’était accumulée l’hiver dans le jardin afin d’avoir un espace assez large pour circuler autour des deux feux. Le premier petit, fait dans un assez grand récipient en métal qui jonchait au sol, permettait de nourrir le second, le grand feu. Allumé dans un bidon, la barrique en fer abritait le foyer principal qu’il fallait alimenter constamment pour atteindre les différentes étapes du feu. 

Jac cherchait d’abord à faire naître un feu à basse température et à générer du charbon, puis un petit feu avec de jeunes flammes assez basses. Elle jonglait entre un foyer et un autre, elle transférait le charbon et le bois brûlant au pied de la barrique pour que l’âtre atteigne enfin la chambre du four à céramique. Il fallait que cet espace clos parvienne à une température élevée tout en étant sûre que chaque phase ait correctement pris. Cela dure plusieurs heures et chaque nouveau palier est chronométré, réalisé avec minutie et précision. 

On gravite naturellement toutes autour du feu, il est l’attention vers lequel nos regards sont tournés, on l’alimente chacune notre tour et on patiente. Enfin, on arrive à ce moment où les parois du four reflètent le rouge vif d’un foyer que l’on a construit pendant plusieurs heures, le feu est lancé, concentré et dense. La peinture du tonneau s’efface petit à petit, elle s’amoncelle, se ride et tombe au sol. Le four a donc atteint les degrés celsius nécessaire à l’abrasion du métal devenu presque de nouveau nu. La température est maintenant haute, les pièces peuvent y être déposées tout en continuant de chauffer. Jac nous demande d’écouter les bruits et d’entendre l’eau qui s’évapore de la terre, le crépitement du bois annonce le chant du feu. Les pièces cuisent, l’humidité s’évacue et la terre se durcit. 

Cette longue journée devient de plus en plus froide, il est bientôt dix-sept heures et le soleil d’hiver disparaît. L’extérieur de nos habits a absorbé la fraîcheur de la neige environnante, seuls nos corps en mouvement nous permettent de continuer de générer et conserver notre propre chaleur corporelle. Le foyer du four nécessite notre présence, on poursuit de le nourrir. La chaleur y est réconfortante et nécessaire après être restées plusieurs heures consécutives dehors. 

C’est un beau feu d’hiver si différent de celui du mois d’août, Jacqueline et Justina se retrouvent de nouveau à travailler ensemble. Après être arrivées, toutes les deux, il y a quelques années dans cette vallée de Haute-Savoie, elles se sont alliées dans leur différents savoirs-faire manuels: l’amour et la culture de la cuisine de chez elles, d’amérique centrale et latine avec au centre l’utilisation du feu, cet élément puissant et intrigant qui révèle des saveurs si particulières en bouche. Justina, notre hôte, nous accompagne pour la deuxième fois à l’élaboration de ce feu. Elle nous partage ce qu’elle sait si bien faire, profite de l’instant pour y déposer des légumes qu’elle cuit dans la braise, cette femme cheffe argentine perpétue une autre tradition qui est la sienne, la cuisson au feu de bois. Mais en cette journée de janvier, Jac est devenue professeure et non plus élève autodidacte comme l’été dernier avec son premier four. Elle partage dorénavant ses connaissances obtenues à Iris et Heïdi venues pour apprendre. 

Ce jardin du village d’Argentière est devenu un espace convivial parce que chacune participe et prend place, il vit. Je vois dans ces usages traditionnels acquis, une répétition et une vive modernité actuelle, celle de femmes impliquées et créatrices qui grâce à une communauté établissent un feu primitif dans une vallée où cette demande est le fond d’un décor d’une génération. J’observe la volonté de faire et de partager, de modeler de ces mains, cette nature omniprésente avec laquelle on désire vivre, l’action de construire et d'habiter un lieu. 

Cette journée se termine et Heïdi, Iris, Jac sortent du baril qui continue de brasiller leurs pièces prêtes, une à une. Elles les baignent dans différents liquides, les caressent de crins de cheval et autres produits organiques, technique qui donne d'autres textures à la surface de l’argile et laisse ses empreintes sur ces objets qui existent et peuvent durer dans le temps. La nuit d’hiver est installée depuis maintenant quelques heures. Je rentre chez moi avec l'odeur du feu sur mes vêtements, ma peau et mes cheveux. Cette odeur s’installe toujours sur nos corps après la fatigue de l’effort de la journée, il révèle notre amour pour l'état naturel et le contact de la terre. 

Lors de plusieurs discussions et échanges sur la céramique autour de cafés ou durant des marches avec les chiennes, Jac m’expliquait qu’il y avait une saisonnalité pour les feux et les fours à céramique. Chaque saison offre par ces spécificités tels que le climat, l’humidité, le vent, les températures et la variation de ces facteurs une disposition à pouvoir construire ou non un four. Il est donc important d’observer la nature, ce qu’elle donne et ce qu’il y a, mais plus précisément l’accumulation de la compréhension de ces observables. Notre feu avait été possible parce que la météo de cet hiver a été particulièrement précoce et courte dans nos montagnes, il n’avait pas neigé depuis le début du mois de décembre et aucune chute de neige n'était annoncée avant quelques semaines. Aussi, Heïdi et Iris avaient proposé de contenir le feu pour pouvoir en contrôler ses états. Le bidon devenait donc un récipient fonctionnel facilement accessible qui pouvait l’accueillir. Au contraire du feu mis dans la terre que l’on avait creusé et nourrit l’été précédent. 

La vie évolue d’une saison à une autre, spécialement dans un endroit comme ici au coeur des Alpes, les saisons sont marquées et influencent nos expériences au quotidien. Alors, je me souvenais, de cette chaude journée d'été, quelques mois auparavant, où l'on a creusé à cinq dans la terre sèche, une pioche dans nos mains, une pelle dans celles des autres et j'entendais le bruit sec des coups de hache découpaient cette souche d'arbre apparue au beau milieu de notre trou. On faisait tourner les outils pour que chacun puisse se reposer de ces gestes fatigants et répétitifs afin de creuser ce four à céramique à ciel ouvert. Il était dix heures du matin et nous avions déjà chauds. C'était alors notre premier feu, j'y participais avec entrain, c'était le souvenir de la terre, du jardin, du bâtit, de la transpiration remplie de poussière et de la physicalité des corps. 

Carlo, l’ami de Jac venant de la capitale mexicaine vivant actuellement à Oaxaca était de passage avec son amoureuse Camille dans la vallée pour à peine quelques jours. Ils étaient enthousiastes de prendre part à une de ces techniques ancestrales primitives que Jac organisait pour la première fois. Ce lundi du mois d’août était un concours de circonstances et beaucoup d’éléments nous connectaient tous au Mexique. Il y avait une constellation de détails qui résonnait d’une personne à une autre, comme une toile invisible de liens sociaux et de schémas nous amenant ici.

Ce feu avait spontanément des notes magiques, visuellement il était intriguant et résonnait comme une création élémentaire originel. On avait creusé une bonne heure à plusieurs avant de s'arrêter à hauteur de genoux. Il faisait chaud entre les sapins et les résineux, on transpirait la terre qui goûtait et ressentait l'effort du corps. Malgré la chaleur, on était tous habitués à ces éléments. On connaissait les fortes et hautes températures du désert du Sonora ou d’autres régions du Mexique, on était affiliés, directement ou non, à ce pays et son histoire. Jacqueline appelait Tina en face-time qui y séjournait pour s'assurer que le feu était justement lancé, que l'air était contenu et qu'il ne circulait pas excessivement. 

Pendant ce temps-là, les pièces de Jac se prélassaient doucement au soleil, on les avait positionnées en arc, sur le sol, autour du feu qui s'intensifiait. Elles recevaient les premiers rayons de chaleur avant d'être insérées le long des parois creusées. Ce feu était une ressource brute et authentique, l'ensemble des éléments se livraient à nous en toute simplicité, la terre était un récipient fertile et le feu son combustible. On rapprochait les pièces en devenir, avec précaution, tout en les tournant pour qu'elles s'habituent à la chaleur du four. Malheureusement, les pièces craquelaient déjà sans même avoir touché le feu. L'écart de température était trop franc. Jac perdit ses plus belles pièces. Mais, on suivait les étapes du feu, on continuait la danse et l’évènement était envoûtant. 

Nos corps étaient couverts de tissus pour les protéger de ce grand feu exposé comme du soleil plombant du plus chaud mois de ces dernières années, on se déshabillait et enlevait nos chemises tout aussi facilement pour se diriger et s'asseoir à l'ombre. On profitait de quelques minutes de repos entre chaque étape et se réjouissait de la douceur des fruits sucrés de l’été, de l'eau qui coulait au fond de nos gosiers et la fraîcheur tombante de la soirée arrivée. On perlait de sueur tout en étant contents du labeur accompli. À la fin de cette journée, nous étions soulagés de voir les pièces de céramique cuites se refroidir au sol, après en avoir baigner quelques unes dans un amas de copeaux de bois à grains fins et d’autres simplement, tel quel, en laissant ressortir la qualité et les détails de l’argile. Le processus du four à céramique avait été riche, c'était un succès collectif dont Jac était fière, elle avait réussi ce premier grand défi. Cet essai consolidait son envie de se professionnaliser, de posséder son propre studio, de fabriquer ses fours et d’enseigner. Ou comment continuer de tomber amoureux d’un art de faire manuel après plusieurs années à travailler cet élément. Jac enseignerait ce qu’elle avait expérimenté ce jour-là. 

Elle apprenait tout en faisant, les étapes et le savoir-faire n'étaient pas encore certains au mois d’août mais je sentais que son désir d’en posséder la technique se renforçait: d’autres pièces, d’autres formes et encore des feux selon les saisons. Elle se positionnait davantage dans ce processus créatif et ce milieu. Sa confiance devenait solide, il ne suffisait que de temps. Le feu d'hiver en était la preuve, tant de manières et de gestes avaient changé, on passait d’un feu construit par des amis réunis sans se connaître à un feu où elle enseignait à ses femmes issues de la petite communauté de Chamonix, écrin nécessaire à un lieu de vie, à une vallée. 

Puisque ces fours à poterie étaient né après six ans de travail, une rencontre avec la matière, des gestes maîtrisés, une multitude d’échecs et beaucoup de réussite, de la patience et des outils, l'apprentissage dans différents studios de Vancouver et de la vallée du massif du Mont-Blanc, des mains humides dans le Beaujolais à tourner et modeler pour avoir de l'expertise, des heures de lecture, d'écoutes, de films et de recherches visuelles pour consolider des formes personnelles qui racontent une histoire et enfin le professorat, transmettre ce que l’on a appris et donner de soi de façon singulière avec le sens de communauté. Ici se perpétuait l’expérience du feu.

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